V
LE DÉFI

Se découpant sur le clair de lune, les colonnes d’Hercule, d’une hauteur de deux hallebardes, se dressaient devant l’Alameda. Derrière, les cimes des ormes s’étendaient à perte de vue, épaississant la nuit sous leurs branches. À cette heure ne passaient ni carrosses avec des dames élégantes, ni nobles sévillans caracolant sur leurs chevaux parmi les haies, les fontaines et les bassins. On entendait seulement le bruit de l’eau dans les canaux et, parfois, au loin, du côté de la croix du Rodéo, l’aboiement inquiet d’un chien.

Je m’arrêtai près d’une des grosses colonnes de pierre et écoutai, retenant ma respiration. J’avais la bouche sèche comme si elle était tapissée de sable, et mon sang battait si fort aux poignets et aux tempes que si, à cet instant, on m’avait ouvert le cœur, on n’en eût pas trouvé une goutte dedans. Scrutant l’Alameda avec appréhension, j’écartai la courte cape de flanelle que je portais sur les épaules, afin de dégager la poignée de l’épée passée dans mon ceinturon de cuir. Son poids, s’ajoutant à celui de la dague, m’apportait une singulière consolation dans cette solitude. Puis je vérifiai le casaquin en peau de buffle qui me protégeait le torse. Il appartenait au capitaine Alatriste, et je me l’étais approprié avec force précautions, profitant de ce que son propriétaire se trouvait en bas avec don Francisco de Quevedo et Sebastián Copons, en train de souper, boire et parler des Flandres. J’avais feint une indisposition pour me retirer rapidement et me livrer aux préparatifs que j’avais conçus après avoir passé toute la journée à réfléchir. C’est ainsi que je m’étais soigneusement lavé la figure et les cheveux, avant d’enfiler une chemise propre au cas où, à l’issue de cette aventure, un morceau de cette chemise devait finir enfoncé dans ma chair. Le justaucorps du capitaine était trop grand pour moi, aussi avais-je comblé la différence en mettant dessous mon vieux pourpoint de valet, bourré d’étoupe. J’avais complété mon habillement par des chausses en daim rapiécées qui avaient survécu au siège de Breda — efficaces pour protéger les cuisses d’éventuels coups d’épée —, des brodequins à semelles de crin, des guêtres et un bonnet. Ce n’était certes pas la mise qui convenait pour faire la cour aux dames, avais-je pensé en me regardant dans le reflet d’une bassine en cuivre. Mais mieux valait ressembler à un ruffian vivant que finir en mort élégant.

J’étais sorti à pas de loup, le casaquin et l’épée dissimulés sous la cape. Seul don Francisco m’avait aperçu un instant et, de loin, il m’avait adressé un sourire, tout en continuant à converser avec le capitaine et Copons qui, par chance, tournaient le dos à la porte. Une fois dans la rue je m’étais arrangé plus convenablement, tout en marchant vers la place San Francisco ; de là, en évitant les rues plus fréquentées, j’avais suivi du mieux que j’avais pu les parages de la rue des Serpents et de celle du Porc pour déboucher sur l’Alameda déserte.

Pas si déserte que cela, à vrai dire. Une mule hennit sous les ormes. Je sursautai et scrutai l’obscurité du bois jusqu’à ce que mes yeux s’y habituent et que je devine la forme d’une voiture arrêtée près d’une fontaine en pierre. J’avançai très prudemment, la main sur le pommeau de mon épée, et j’aperçus la faible lueur d’une lanterne sourde qui éclairait l’intérieur du carrosse. Et, pas après pas, très lentement, j’arrivai près du marchepied.

— Bonsoir, soldat.

Cette voix me priva de la mienne et fit trembler la main que je gardais posée sur le pommeau de l’épée. Après tout, peut-être n’était-ce pas un piège. Peut-être était-ce vrai qu’elle m’aimait et que, tenant sa promesse, elle était là, à m’attendre. Il y avait une ombre masculine en haut, sur le siège du cocher, et une autre à l’arrière de la voiture : deux serviteurs silencieux veillaient sur la menine de la reine.

— Je suis heureuse de constater que vous n’êtes pas un couard, murmura Angelica.

J’ôtai mon bonnet. La lueur de la lanterne sourde permettait tout juste de distinguer les formes dans l’ombre, mais elle suffisait pour éclairer le revêtement intérieur, les reflets dorés dans ses cheveux, le satin de sa robe quand elle bougeait sur son siège. J’abandonnai toute précaution. La portière était ouverte et je montai sur le marchepied. Un parfum délicieux m’enveloppa comme une caresse. Cette odeur, pensai-je, est celle de sa peau, et le bonheur de la respirer mérite que je risque ma vie.

— Vous êtes venu seul ?

— Oui.

Il y eut un long silence. Quand elle parla de nouveau, le ton de sa voix semblait admiratif.

— Ou vous êtes vraiment stupide, dit-elle, ou vous êtes vraiment un hidalgo.

Je restai muet. J’étais trop heureux pour gâcher ce moment par des paroles. La pénombre permettait de deviner le reflet de ses yeux. Elle continuait à me regarder sans rien dire. Je frôlais le satin de sa robe.

— Vous avez dit que vous m’aimiez, prononçai-je enfin.

Il y eut de nouveau un très long silence, interrompu par le hennissement impatient des mules. J’entendis le cocher s’agiter sur son siège et les calmer d’un claquement de rênes. À l’arrière, le postillon restait toujours une forme immobile.

— J’ai dit cela ?

Elle demeura un instant sans parler, comme si elle tentait réellement de se souvenir de notre conversation du matin, dans les Alcazars.

— C’est peut-être vrai, conclut-elle.

— Moi, je vous aime, déclarai-je.

— Est-ce pour cela que vous êtes ici ?

— Oui.

Elle penchait son visage vers le mien. Je jure par Dieu que je pouvais sentir ses cheveux m’effleurer la figure.

— Dans ce cas, murmura-t-elle, voilà qui mérite sa récompense.

Elle posa sa main sur mon visage avec une douceur infinie et, soudain, je sentis ses lèvres presser les miennes. Je les eus un moment sur ma bouche, légères et fraîches. Puis elle se retira dans le fond de la voiture.

— C’est seulement une avance sur ce que je vous dois, dit-elle. Si vous êtes capable de vous garder en vie, vous pourrez réclamer le reste.

Elle donna un ordre au cocher, et celui-ci fit claquer son fouet. Le carrosse s’ébranla et s’éloigna. Et je restai interdit, le bonnet dans une main, et les doigts de l’autre touchant, incrédules, la bouche qu’Angelica d’Alquézar venait de baiser. L’univers tournait follement autour de ma tête, et je mis un long moment à recouvrer mes esprits.

Alors je regardai autour de moi, et je vis les ombres.

Elles sortaient de l’obscurité, entre les arbres. Sept formes noires, dissimulées sous des capes et des chapeaux. Elles approchèrent lentement, comme si elles disposaient de tout le temps du monde, et je sentis ma peau se hérisser sous le casaquin de buffle.

— Par Dieu, le gamin est seul, dit une voix.

Cette fois elle ne faisait pas tiruli-ta-ta, mais je reconnus sur-le-champ son grincement métallique, rauque et cassé. Elle venait de l’ombre la plus proche, qui me parut très grande et très noire. Tous s’étaient arrêtés en formant cercle, comme s’ils ne savaient que faire de moi.

— Un si grand filet, ajouta une voix, pour attraper une sardine.

Ce mépris eut la vertu de me réchauffer le sang et de me rendre mon assurance. La panique qui commençait à m’envahir disparut d’un coup. Peut-être ces emmitouflés ne savaient-ils pas quoi faire de la sardine, mais celle-ci avait eu toute la journée pour réfléchir et se préparer, au cas où arriverait ce qu’il était précisément en train d’arriver. Tous les dénouements possibles, y compris le pire, je les avais soupesés et assumés cent fois en imagination, et j’étais prêt. J’eusse seulement voulu me ménager le temps d’un acte de contrition en règle, mais cela, il ne fallait pas y penser. Je fis donc sauter l’attache de ma cape, respirai profondément, me signai et tirai l’épée. Quel dommage, pensai-je avec tristesse, que le capitaine Alatriste ne puisse me voir en ce moment. Il eût aimé constater que le fils de son ami Lope Balboa savait, lui aussi, mourir.

— Allons-y, dit Malatesta.

Il ne put en dire plus, car, me piétant fermement, je lui envoyai un coup d’épée qui traversa sa cape et ne le manqua que d’un pouce. Il fit un bond en arrière pour m’esquiver, et je pus encore lui expédier un autre coup du tranchant de ma lame avant qu’il n’empoigne sa rapière. Celle-ci jaillit de son fourreau avec un sifflement sinistre, et je vis reluire l’acier tandis que l’Italien prenait de la distance pour se donner le temps de se défaire de sa cape et de se mettre en garde. Sentant que ma dernière chance me filait entre les doigts, j’avançai avec décision, en le serrant de nouveau de près ; et déchaîné, mais encore maître de moi, je levai violemment le bras pour feindre un coup de taille à la tête, je passai de l’autre côté et, d’un revers identique, je réitérai, d’une main si heureuse que, s’il n’eût point porté de chapeau, mon ennemi eût rendu prestement son âme à l’enfer.

Gualterio Malatesta recula en trébuchant et en proférant de sonores jurons italiens. Quant à moi, voyant que je ne pouvais pousser plus loin mon avantage, je pivotai sur moi-même, la pointe de mon épée décrivant un cercle, pour faire face aux autres qui, d’abord surpris, avaient finalement porté la main à leur rapière et s’approchaient de moi sans la moindre considération. Il était clair que j’étais jugé et condamné, aussi clair que la lumière du jour que je ne reverrais jamais. Mais ce n’était pas une mauvaise façon de finir pour un natif d’Onate, pensai-je très vite, tout en tirant ma dague et en me couvrant avec elle de la main gauche. Un contre sept.

— Il est pour moi, les arrêta Malatesta.

Il s’était repris pour revenir sur moi, ferme, l’épée en avant, et je sus qu’il ne me restait plus que quelques instants à vivre. Aussi, au lieu de l’attendre en me mettant en garde, comme il est de règle, je feignis de battre en retraite et, soudain, je me fendis, bondissant comme un lièvre pour lui porter un coup mortel en cherchant son ventre. Mais, quand je m’arrêtai, ma lame n’avait transpercé que l’air, Malatesta était inexplicablement derrière moi, et j’avais été touché à l’épaule, juste à la lisière du casaquin dont le trou laissait échapper l’étoupe du pourpoint que je portais dessous.

— Tu t’en vas en homme, marmouset, dit Malatesta.

Il y avait dans sa voix de la colère et aussi de l’admiration. Mais j’avais dépassé ce point sans retour où les paroles deviennent vaines, et je me moquais bien de son admiration, de sa colère ou de son mépris. Aussi fis-je volte-face sans rien dire, comme je l’avais vu si souvent faire au capitaine Alatriste : jarrets fléchis, la dague dans une main et l’épée dans l’autre, réservant mon souffle pour le dernier assaut. Rien n’aide plus à bien mourir, avais-je entendu dire un jour le capitaine, que de savoir que tu as fait tout ce qui était en ton pouvoir pour l’éviter.

C’est alors qu’un coup de pistolet retentit derrière les ombres qui m’encerclaient, et qu’un éclair illumina les silhouettes de mes ennemis. L’un d’eux avait à peine eu le temps de mordre la poussière que, déjà, un autre coup de feu éclatait en illuminant l’Alameda, et je pus voir le capitaine Alatriste, Copons et don Francisco de Quevedo qui, l’épée à la main, fondaient sur nous comme s’ils sortaient des entrailles de la terre.

Loué soit Dieu qu’il en soit advenu ainsi. La nuit devint un tourbillon d’épées brandies, de cliquetis de lames, d’étincelles et de cris. Il y avait deux corps à terre et huit hommes qui se battaient autour de moi, ombres confuses qui se reconnaissaient par instants, à la voix, et s’escrimaient au milieu des coups, des croche-pieds et des envols de capes. J’affermis mon épée dans ma main droite et allai sans hésiter vers celui qui me sembla le plus proche ; et dans cette confusion, avec une facilité dont je restai le premier surpris, je lui plantai résolument un bon quart de lame dans le dos. Je l’enfonçai et la retirai, tandis que le blessé se retournait en poussant un hurlement — je sus ainsi que ce n’était pas Malatesta — et m’assénait, du tranchant de sa lame, un coup féroce que je pus parer avec la dague, mais qui brisa la garde de celle-ci et me meurtrit les doigts de la main gauche. Je fondis sur lui, le bras levé en arrière, la pointe en avant, je sentis sa rapière toucher mon casaquin et, sans m’y arrêter, je coinçai sa lame entre coude et côtes pour l’immobiliser tandis que je lui portais un nouveau coup d’épée, entrant bien profond, cette fois, de sorte qu’il tomba à terre et moi avec lui. Je levai ma dague pour l’achever sur-le-champ, mais il ne remuait plus et de sa gorge sortait le râle rauque de l’homme qui s’étouffe dans son propre sang. Aussi, agenouillé sur sa poitrine, je dégageai ma lame et retournai au combat.

Le compte, maintenant, était plus égal. Copons, que je reconnus à sa petite taille, pressait un adversaire que j’entendis jurer comme un mécréant entre deux coups de lame et passer soudain des blasphèmes aux gémissements de douleur. Don Francisco de Quevedo affrontait avec sa dextérité coutumière deux adversaires qui ne faisaient pas le poids, en boitillant de l’un à l’autre. Et le capitaine Alatriste, qui avait cherché Malatesta au milieu de la bataille, se battait avec celui-ci un peu plus loin, près d’une fontaine en pierre. Le reflet de la lune dans l’eau découpait leurs silhouettes et leurs épées, on les voyait se fendre et rompre, avec des ruses, des feintes et de formidables coups d’estoc. J’observai que l’Italien avait laissé de côté sa loquacité et son maudit sifflement. Ce n’était pas une nuit à gaspiller son souffle en fioritures.

Une ombre s’interposa. J’avais le bras douloureux à force de tant l’agiter, et la fatigue commençait à me gagner. Je reçus une avalanche de coups de pointe et de tranchant et reculai en me protégeant du mieux que je pouvais, un mieux qui n’était pas si mal. Ma crainte était de tomber dans l’un des bassins que je savais tout près, derrière moi, bien qu’une simple baignade soit toujours préférable à un bain de sang. Mais je me vis débarrassé de mes inquiétudes par Sébastian Copons qui, libéré de son adversaire, marcha sur le mien en l’obligeant à se défendre sur deux fronts à la fois. L’Aragonais se battait comme une machine, serrant l’autre de près et l’obligeant à lui prêter plus d’attention qu’à moi. Ce que voyant, je me glissai sur son côté, pour lui donner un coup de dague lorsque Copons lui porterait sa prochaine botte. Et j’allais le faire, quand, de l’hôpital de l’Amour de Dieu, au-delà des colonnes d’Hercule, des lumières apparurent et des voix se firent entendre, qui criaient « Arrêtez au nom de la loi, rendez-vous à la justice du roi ! ».

— C’est le guet ! Grinça Quevedo entre deux coups d’épée.

Le premier à prendre les jambes à son cou fut l’adversaire mal en point de Copons, et, le temps d’un ite missa est, don Francisco se retrouva également seul. Des assaillants, il ne restait que trois hommes à terre et un quatrième qui s’éloignait en se traînant sous les arbustes et en gémissant de douleur. Nous allâmes vers le capitaine et, arrivés près de lui, nous le vîmes immobile, la lame encore à la main, contemplant l’obscurité où Gualterio Malatesta avait disparu.

— Partons, dit Quevedo.

Les lumières et les voix des alguazils se rapprochaient. Ils continuaient d’invoquer le roi et la justice ; mais ils ne se hâtaient guère, peu soucieux de mauvaises rencontres.

— Et Iñigo ? demanda le capitaine, encore tourné vers l’endroit où s’était enfui son ennemi.

— Iñigo va bien.

C’est alors qu’Alatriste se retourna pour me regarder. À la faible lueur de la lune, je devinai ses yeux rivés sur moi.

— Ne me fais plus jamais ça, dit-il.

Je jurai que plus jamais je ne le ferais. Puis nous ramassâmes nos chapeaux et nos capes, et nous partîmes en courant sous les ormes.

Bien des années ont passé depuis. Avec le temps, chaque fois que je reviens à Séville, je dirige mes pas vers cette Alameda — qui est restée telle que je l’ai connue —, et là, je me laisse toujours envahir par les souvenirs. Il est des lieux qui marquent la géographie d’une vie d’homme ; et celui-ci en est un, comme le furent la porte des Âmes, les prisons de Tolède, les plaines de Breda ou les champs de Rocroi. Entre tous, l’Alameda d’Hercule occupe une place particulière. Sans m’en rendre compte, j’avais mûri dans les Flandres ; je ne l’ai su que cette nuit-là, à Séville, quand je me suis vu seul face à l’Italien et à ses sbires, une épée à la main. Angelica d’Alquézar et Gualterio Malatesta, sans le vouloir, m’ont permis d’en prendre conscience. Et ainsi, j’ai appris qu’il est facile de se battre quand les camarades sont là, ou que les yeux de la femme que vous aimez vous observent, en vous donnant force et courage. Ce qui est difficile, c’est de lutter seul dans l’obscurité, sans autres témoins que son honneur et sa conscience. Sans récompense et sans espoir.

Par Dieu, la route a été longue. Tous les personnages de cette histoire, le capitaine, Quevedo, Gualterio Malatesta, Angelica d’Alquézar sont morts depuis longtemps ; et c’est seulement dans ces pages que je peux les faire revivre, en les retrouvant tels qu’ils ont été. Leurs ombres, les unes adorées, les autres haïes, demeurent intactes dans ma mémoire, avec cette époque brutale, violente et fascinante que sera toujours pour moi l’Espagne de ma jeunesse, l’Espagne du capitaine Alatriste. Aujourd’hui mes cheveux sont gris, ma mémoire est douce-amère comme l’est toute mémoire lucide, et je partage l’étrange lassitude qu’ils semblaient tous traîner avec eux. Avec le passage des ans, j’ai aussi appris que la lucidité se paye de la désespérance, et que la vie de l’Espagnol a toujours été un long chemin qui ne mène nulle part. En parcourant le bout de ce chemin qui me revenait, j’ai perdu beaucoup de choses, et j’en ai gagné quelques autres. Aujourd’hui, dans ce voyage qui continue de me sembler interminable — le soupçon m’effleure parfois qu’Iñigo Balboa ne mourra jamais —, j’ai acquis la résignation des souvenirs et des silences. Et je comprends enfin que tous les héros que j’ai admirés en ce temps-là étaient des héros fatigués.

Cette nuit-là, je ne dormis guère. Allongé sur ma paillasse, j’entendais la respiration tranquille du capitaine, et je voyais la lune disparaître dans un coin de la fenêtre ouverte. J’avais le front brûlant comme si j’étais pris de la fièvre quarte, et la sueur trempait mes draps autour de mon corps. Du bordel voisin arrivaient parfois un rire de femme ou les notes isolées d’une guitare.

Agité, incapable de trouver le sommeil, je me levai pour aller, pieds nus, m’accouder à la fenêtre. La lune donnait aux toits une apparence irréelle, et le linge étendu sur les terrasses pendait immobile comme des suaires blancs. Naturellement, je pensais à Angelica.

Je n’entendis le capitaine Alatriste que lorsqu’il fut près de moi. Il était, lui aussi, en chemise et pieds nus. Il resta comme moi à regarder la nuit sans rien dire, et j’observai du coin de l’œil son nez aquilin, ses yeux clairs concentrés sur l’étrange clarté extérieure, sa moustache épaisse qui accentuait son profil formidable de soldat.

— Elle est fidèle aux siens, dit-il enfin.

Cet « elle » dans sa bouche me fit frémir. Puis j’acquiesçai sans mot dire. Du haut de mes brèves années, j’aurais discuté n’importe quelle opinion sur n’importe quel sujet ; mais pas celle-là, à laquelle je ne m’attendais pas. Je pouvais la comprendre.

— C’est naturel, ajouta-t-il.

Je ne sais s’il se référait à Angelica ou à mes sentiments contradictoires. Soudain, je sentis comme un malaise envahir ma poitrine. Une étrange angoisse.

— Je l’aime, murmurai-je.

À peine avais-je prononcé ces mots que je fus pris d’une honte intense. Mais le capitaine ne se moqua pas de moi, il ne me fit pas non plus de remarques oiseuses. Il demeurait immobile, en contemplant la nuit.

— Nous aimons tous une fois, dit-il. Ou plusieurs.

— Plusieurs ?

Ma question parut le prendre au dépourvu. Il se tut un moment, comme s’il se considérait obligé d’ajouter quelque chose mais ne savait pas très bien quoi. Il s’éclaircit la gorge. Je l’entendais s’agiter près de moi, mal à l’aise.

— Un jour, cela s’arrête, dit-il finalement. C’est tout.

— Je l’aimerai toujours.

Le capitaine tarda un instant à répondre.

— Bien sûr, dit-il.

Il resta un moment sans parler puis répéta très bas :

— Bien sûr.

Je sentis qu’il levait la main pour la poser sur mon épaule, tout comme il l’avait fait dans les Flandres le jour où Sebastián Copons avait égorgé le Hollandais blessé après le combat du moulin Ruyter. Mais, cette fois, il n’acheva pas son geste.

— Ton père…

Il laissa aussi cette phrase en l’air, sans la terminer. Peut-être, pensai-je, cherchait-il à me dire que son ami Lope Balboa aurait aimé me voir cette nuit, à seize ans à peine, l’épée et la dague à la main, seul face à sept hommes. Ou écouter son fils en train de dire qu’il était amoureux d’une femme.

— Tu t’es bien comporté, tout à l’heure, dans l’Alameda.

Je rougis d’orgueil. Dans la bouche du capitaine Alatriste, ces mots valaient la rançon d’un Génois. Le « couvrez-vous » d’un roi à un grand d’Espagne.

— Je savais que c’était un guet-apens, dis-je.

Pour rien au monde, je ne voulais qu’il croie que j’étais allé me fourrer dans la gueule du loup comme un valet écervelé. Le capitaine hocha la tête pour me rassurer.

— Je sais que tu le savais. Et je sais que le guet-apens n’était pas pour toi.

— Angelica d’Alquézar, dis-je avec toute la fermeté que je pus, ne concerne que moi.

Cette fois, son silence dura longtemps. Je regardais par la fenêtre, d’un air obstiné, et le capitaine m’observait sans parler.

— Bien sûr, dit-il de nouveau, à la fin.

Les scènes toutes fraîches de cette journée se bousculaient dans ma tête. Je touchai ma bouche, où elle avait appuyé ses lèvres. Vous pourrez réclamer le reste de la dette, avait-elle dit. Si vous survivez. Puis je pâlis au souvenir des sept ombres surgissant de l’obscurité du sous-bois. Mon épaule était encore douloureuse du coup d’épée qu’avaient arrêté le justaucorps du capitaine et mon pourpoint bourré d’étoupe.

— Un jour, murmurai-je, comme si je pensais tout haut, je tuerai Gualterio Malatesta.

J’entendis rire le capitaine à côté de moi. Il n’y avait pas de moquerie dans ce rire, ni de dédain pour ma suffisance de jeune coq. C’était un rire contenu, à voix basse. Affectueux et doux.

— C’est possible, dit-il. Mais avant, je dois tenter de le tuer moi-même.

Le lendemain, nous commençâmes le recrutement. Nous le fîmes sans tambour ni trompette, sans sergents, avec la plus grande discrétion du monde. Et pour le genre d’individus que requérait l’affaire, Séville était l’endroit rêvé. Si nous admettons que le premier père de l’homme fut un voleur, sa première mère une menteuse, et le premier enfant un assassin — rien de nouveau sous le soleil —, tout cela trouvait sa confirmation dans cette ville riche et turbulente, où respecter les dix commandements était le plus sûr moyen de périr assassiné. Ici, dans les tavernes, les bordels et les tripots, dans la cour des Orangers de l’église Majeure et jusque dans la prison royale, qui était comme de juste la capitale de la gueuserie des Espagnes, abondaient les fendeurs de nasaux et les mercenaires de l’épée ; chose qui semblait naturelle dans une ville peuplée de chevaliers de fortune, d’hidalgos de rapines et de gentilshommes vivant de l’air du temps et les pouces à la ceinture, adeptes de la règle de la cour des Miracles, qui veut que les juges et les alguazils se taisent pour peu qu’on leur mette un bâillon d’argent. Le plus grand rassemblement, enfin, des plus hardis scélérats que Dieu ait créés, avec d’innombrables églises pour le droit d’asile, où l’on tuait à crédit pour un liard, pour une femme ou pour un mot.

Qui n’a vu Gonzalo Xeniz, Gayoso et Ahumada, fendre les gens en deux et marquer les visages au fer…

Le problème était que dans une Séville de cette Espagne de beaucoup de bravade et de peu de vergogne, nombreux, parmi ceux qui faisaient profession de tuer, étaient les vantards, gens sans aveu qui juraient de leur bravoure et, entre deux pichets de vin, expédiaient en paroles vingt ou trente adversaires d’affilée ; rodomontades d’hommes qui n’avaient jamais tué dans des guerres qu’ils n’avaient jamais faites, qui se targuaient d’occire sans coup férir tant d’estoc que de taille, se pavanant avec des chapeaux aussi larges que des parasols, des justaucorps de daim, jambes torses et regard noir, boucs en croc et moustaches en quillons de dague, mais qui, à l’heure de la vérité, étaient incapables, en se mettant à vingt, de tenir tête à un argousin mal luné, et s’évanouissaient sur le chevalet au premier tour de corde. De sorte qu’il était indispensable de bien connaître la musique, comme le capitaine Alatriste, pour ne pas se laisser jeter de la poudre aux yeux par la fleur de tous ces traîne-rapières. Il commença donc le recrutement en se fiant à son œil expérimenté dans les tavernes du quartier de La Heria et de Triana, à la recherche de vieilles connaissances ayant la main rapide et la langue peu loquace, des braves authentiques et non des histrions ; de ces hommes qui tuaient sans laisser le temps d’aller à confesse, pour que la justice ne vienne pas y fourrer son nez. Et qui, dans les affres de la question ordinaire et extraordinaire, ne donnaient pour gages que leur gorge ou leur dos, devenus muets sauf pour en appeler à l’Église ou dire je ne sais rien, et ne livraient aucune information, même si on leur faisait promesse de les sacrer chevaliers de Calatrava :

Maître en escrime était don Alonso Fierro, maniant superbement la dague et la rapière.

Tout Séville cédait devant un tel héros qui prenait un doublon pour chaque mise en bière.

Et précisément, pour ce qui est d’en appeler à l’Église ou de jouer les innocents, Séville possédait, quand il s’agissait d’échapper à la justice, le plus fameux asile du monde dans la cour des Orangers de la cathédrale, dont le nom et l’utilité sont restés éclatants avec cet autre couplet :

Parti de Cordoue en courant, j’entrai dans Séville expirant. Et là je me fis jardinier dedans la cour des Orangers.

Le cloître de l’église Majeure était la cour de l’ancienne mosquée arabe, de même que la tour de la Giralda correspondait à l’ancien minaret des Maures. Spacieuse, avec sa charmante fontaine au milieu et les orangers qui la peuplaient et lui donnaient son nom, la fameuse cour s’ouvrait, par sa porte principale, sur le parvis de marbre qui, entouré de chaînes, formait des marches autour du temple, lesquelles, durant la journée, étaient un lieu de promenade pour les oisifs et les malandrins, ainsi que de commérages pour toute la ville à l’instar des marches de San Felipe de Madrid. Le cloître, par son caractère d’enceinte sacrée, était l’endroit choisi comme asile par les ruffians, fier-à-bras et malandrins ayant maille à partir avec la justice, qui y vivaient librement, campant tout à leur à aise, recevant leurs coquines et leurs camarades de jour comme de nuit, les plus exposés ne s’aventurant pas en ville, sauf en compagnie assez nombreuse pour que les alguazils eux-mêmes n’osent les affronter. L’endroit a été décrit par les plumes les mieux taillées des lettres espagnoles, du grand don Miguel de Cervantès à don Francisco de Quevedo : c’est pourquoi j’éviterai de discourir plus longuement sur le sujet. Il n’est point de roman picaresque, de chronique de soldat ni de chanson gaillarde qui ne mentionnent Séville et la cour des Orangers. Il vous suffira, amis lecteurs, de tenter d’imaginer le climat de ce lieu légendaire, si proche du quartier des marchands de soie et de celui des marchands de laine, avec ses repris de justice, et le monde de la truanderie qui s’agglutinait là comme punaises dans bois de lit.

J’accompagnai le capitaine dans son recrutement, et nous arrivâmes au cloître de jour et par bonne lumière, à l’heure où il était aisé de reconnaître les visages. Sur les marches de l’entrée principale battait le pouls de cette Séville multicolore et parfois cruelle. À cette heure, les marches fourmillaient de désœuvrés, promeneurs, vendeurs ambulants, fripons, femmes aux œillades aguichantes, tendrons voilés et couvés par une vieille et un petit page, tire-laine experts en leur office, mendiants et saute-ruisseaux. Dans la foule, un aveugle vendait des feuillets en criant le récit de la mort d’Escamilla :

C’était le brave Escamilla, gloire et honneur de Séville…

Une demi-douzaine de bravaches assemblés sous la voûte de la porte principale écoutaient avec ravissement les tumultueux détails de la vie du spadassin légendaire, fleuron de la geste locale. Nous passâmes près d’eux pour entrer dans la cour, et le regard chargé de curiosité que le groupe adressa au capitaine Alatriste ne m’échappa point. À l’intérieur, l’ombre des orangers et la charmante fontaine abritaient une trentaine d’individus qui étaient la réplique de ceux de la porte. C’était là cette bourse aux fines lames où les honnêtes gens n’étaient point admis, et que l’on n’abandonnait qu’en donnant quittance de sa vie. Là se réfugiaient ceux qui étaient recherchés pour avoir, au moins, ouvert une balafre d’une paume dans la figure d’un quidam ou séparé quelques âmes de leur matière corruptible. Ils portaient plus de fer qu’il en est chez un armurier de Tolède, et tout n’était que casaquins en cuir de Cordoue, bottes à revers et chapeaux à large bord, moustaches immenses et reins cambrés. Pour le reste, cela ressemblait à un campement de gitans, avec des petits feux sur lesquels chauffaient des marmites, des courtines étendues sur le sol, des besaces, des nattes sur lesquelles certains dormaient, et deux tables de jeu, l’une où l’on jouait aux cartes et l’autre aux dés, entourées d’hommes qui, excités par le vin, misaient jusqu’à l’âme qu’ils avaient déjà donnée en gage au diable quand ils étaient encore au berceau. Quelques bellâtres étaient en étroite conversation avec leurs ribaudes, dont certaines n’étaient plus très jeunes, mais toutes taillées sur le même patron, courtisanes court-vêtues, marquées par la vie et l’âpreté au gain, qui venaient rendre compte des réaux laborieusement moissonnés dans les rues de Séville.

Alatriste s’arrêta devant la fontaine et observa. Je me tenais derrière lui, fasciné par tout ce que je voyais. Une catin à l’allure provocante, la cape pliée sur l’épaule comme si elle était prête à engager le fer, le salua en le traitant de beau garçon avec un aplomb éhonté ; en l’entendant, deux fier-à-bras qui jouaient aux dés à l’une des tables se levèrent lentement en nous regardant de travers. Ils étaient vêtus comme tout bon matamore : cols très ouverts à la wallonne, bas de couleur et baudriers d’une paume de large avec d’énormes boucles. Le plus jeune portait un pistolet en place de dague à la ceinture, d’où pendait une rondache de liège.

— En quoi pouvons-nous vous servir, monsieur ? demanda le premier.

Le capitaine les dévisageait, impassible, les pouces passés dans son ceinturon, le chapeau rabattu en arrière.

— En rien, messieurs, dit-il. Je cherche un ami.

— Peut-être le connaissons-nous, dit l’autre ruffian.

— Peut-être, en effet, répondit le capitaine, et il promena son regard à l’entour.

Les deux personnages se lancèrent un coup d’œil. Un troisième qui rôdait dans les parages s’approcha, curieux. J’observai le capitaine du coin de l’œil, mais je le vis très froid et très serein. Tout compte fait, ce monde était aussi le sien. Mieux que quiconque, il en connaissait les mœurs sur le bout des doigts.

— Peut-être, monsieur, désirez-vous… commença l’un d’eux.

Sans plus s’en préoccuper, Alatriste poursuivit son chemin. Je le suivis sans perdre de vue les ruffians qui chuchotaient entre eux pour décider s’il s’agissait là d’un affront et si, dans ce cas, il convenait ou non de planter quelques coups de lame dans le dos de mon maître. Ils ne durent pas réussir à se mettre d’accord, car la chose en resta là. Le capitaine regardait maintenant dans la direction d’un groupe assis à l’ombre du mur : trois hommes et deux femmes discutaient avec animation en buvant à une outre d’au moins deux arrobes. Alors je le vis sourire.

Il s’approcha de cette bande et s’y mêla. En nous voyant, les autres arrêtèrent leur conversation, l’air méfiant. L’un des hommes était très brun de peau et de poil, avec d’énormes favoris qui descendaient jusqu’aux mâchoires. Il avait au visage quelques marques qui n’étaient pas précisément de naissance, et de grosses mains aux ongles noirs et crochus. Il était bardé de cuir, portait une épée large, courte et dentelée, et avait doublé ses grègues d’une étoffe grossière, avec d’insolites lacets verts et jaunes. En apercevant mon maître, il interrompit son discours et resta bouche bée, assis là où il était.

— Je veux bien être pendu à la pomme du mât, dit-il enfin, stupéfait, si ce n’est pas le capitaine Alatriste.

— Ce qui m’étonne, cher Juan Jaqueta, c’est que pendu, vous ne le soyez toujours pas.

Le ruffian lança deux jurons et un éclat de rire, puis se leva en secouant ses culottes.

— D’où venez-vous donc, seigneur capitaine ? demanda-t-il en serrant la main qu’Alatriste lui tendait.

— De par là.

— Seriez-vous ici, vous aussi, pour fuir le monde ?

— Je suis en visite.

— Par le sang du Christ, je me réjouis de vous voir.

Le dénommé Jaqueta demanda joyeusement l’outre de vin à ses compères, la fit circuler comme il convenait, et j’en eus moi aussi ma part. Après avoir évoqué le souvenir d’amis communs et de quelques combats partagés — je sus ainsi que le ruffian avait été soldat à Naples, et non des pires, et qu’Alatriste avait été accueilli jadis dans cette même cour —, nous allâmes un peu à l’écart. Sans détour, le capitaine dit à l’homme qu’il y avait une besogne pour lui. Faite sur mesure, avec de l’or à la clé.

— Ici ?

— A Sanlúcar.

Désolé, le ruffian fit un geste d’impuissance.

— S’il s’agissait d’une affaire facile et de nuit, il n’y aurait aucun problème, expliqua-t-il. Mais je ne peux guère me promener, car, la semaine dernière, j’ai mis à mal un marchand, beau-frère d’un chanoine de la cathédrale, et j’ai les argousins à mes basques.

— Cela peut s’arranger.

Jaqueta regarda mon maître avec beaucoup d’attention.

— Vertudieu. Ne me dites pas que vous pouvez avoir des lettres de rémission de l’archevêque.

— J’ai mieux que cela, dit le capitaine en tâtant son pourpoint. Un document qui m’autorise à recruter des amis en les mettant à l’abri de la justice.

— Rien que cela ?

— C’est comme je vous le dis.

— Vous ne vous portez pas mal, pour ce que j’en vois…

L’attention du ruffian s’était changée en respect.

— J’imagine que la besogne consiste à se servir de ses mains.

— Vous imaginez bien.

— Des vôtres, seigneur capitaine, et des miennes ?

— Et de quelques autres.

Le fïer-à-bras fourgonnait dans ses favoris. Il lança un coup d’œil vers le chœur de ses compères et baissa la voix.

— Il y a del’aubert ?

— Beaucoup.

— Et en acompte ?

— Trois pièces à double face.

L’autre siffla entre ses dents, admiratif.

— Vive Dieu, voilà qui me convient ; car dans notre profession, capitaine, les prix sont au plus bas… Pas plus tard qu’hier, un quidam est venu me voir, qui prétendait que j’estourbisse l’amant de sa légitime pour seulement vingt ducats… Que vous en semble ?

— Une honte.

— À qui le dites-vous.

Le fïer-à-bras se dandinait, le poing sur la hanche, dans la posture du matamore.

— Aussi lui ai-je répondu qu’à ce tarif-là tout ce que je pouvais faire était une balafre de dix points sur la figure, à la rigueur douze… Nous avons discuté, il n’y a rien eu à faire, et j’ai bien failli estoquer le client, mais gratis.

Alatriste regardait autour de lui.

— Pour notre affaire, j’ai besoin de gens de confiance… Pas des spadassins de comédie, mais de fines lames triées sur le volet. Qui ne soient pas du genre à pousser la chansonnette devant un greffier.

Jaqueta hocha affirmativement la tête d’un air entendu.

— Combien ?

— Une bonne douzaine, voilà ce qu’il me faut.

— L’affaire est d’importance, ce me semble.

— Vous n’imaginez quand même pas que je suis parti à pareille pêche aux requins pour trucider une petite vieille.

— Je m’en charge. Les risques sont grands ?

— Raisonnables.

Songeur, le fier-à-bras plissait le front.

— Ici, presque tout n’est que carogne, dit-il. La plupart ne sont bons qu’à couper les oreilles à des manchots ou à rouer leurs ribaudes de coups de ceinturon quand il manque cinq réaux au compte de la journée…

Il indiqua discrètement un homme de son groupe.

Celui-là pourrait nous convenir. Il se nomme Sangonera et a été aussi soldat. Méchant, bonne main, et pieds meilleurs encore… Je connais également un mulâtre qui s’abrite à l’église San Salvador : un certain Campuzano, solide et très discret, à qui on a voulu, il y a six mois, attribuer une mort, laquelle certes ne revenait qu’à lui et à quelques autres, et qui a supporté sans broncher quatre tours de corde, car il est de ceux qui savent que toute faiblesse de la langue se paye du garrot.

— Sage prudence, confirma Alatriste.

— Et puis, poursuivit Jaqueta philosophe, non ou oui, c’est le même nombre de lettres.

— Le même.

Alatriste regarda l’homme de la petite bande, assis près du mur. Il réfléchissait.

— Va pour ce Sangonera, dit-il enfin, si vous me le recommandez et si sa conversation me convainc… Je jetterai aussi un coup d’œil au mulâtre, mais j’ai besoin de plus de monde.

Jaqueta fit mine de chercher dans sa mémoire.

— Il y a encore quelques bons camarades à Séville, comme Ginesillo le Mignon ou Guzmán Ramirez, qui sont gens de grand sang-froid… Vous vous souvenez sûrement de Ginesillo, il a expédié un argousin qui l’avait traité publiquement de sodomite, il y a dix ou quinze ans, à l’époque où vous honoriez ces lieux de votre présence.

— Je me souviens du Mignon, confirma Alatriste.

— Alors vous vous souviendrez aussi qu’il a subi trois fois les brodequins sans hausser un sourcil plus haut que l’autre ni lâcher un mot.

— Il est étonnant qu’ils ne l’aient point mis à rôtir, comme c’est leur habitude. Jaqueta éclata de rire.

— En plus d’être muet, il est devenu très dangereux, et aucun argousin n’a assez de tripes pour lui mettre la main au collet… Je ne sais où il vit, mais je suis sûr qu’il ira ce soir veiller Nicasio Ganzúa à la prison royale.

— Je ne connais pas ce Ganzúa.

En quelques mots, Jaqueta mit le capitaine au courant. Ganzúa était l’un des plus fameux ruffians de Séville, terreur des pourceaux et gloire des tavernes, tripots et maisons closes. En passant dans une ruelle, le carrosse du comte de Niebla l’avait aspergé de boue. Le comte était accompagné de ses gens et de quelques amis, jeunes comme lui, des mots avaient été échangés, on avait dégainé, Ganzúa avait expédié un valet et un ami en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et le Niebla s’en était tiré par miracle avec un coup d’épée à la cuisse. Alguazils et argousins s’en étaient mêlés et, au cours de l’instruction, bien que Ganzúa fût resté bouche cousue, quelqu’un avait mouchardé sur quelques petites affaires anciennes, dont deux autres morts et un célèbre vol de joyaux dans la rue des Bijoutiers. Pour résumer : Ganzúa devait subir le garrot le lendemain, sur la place de San Francisco.

— Il eût convenu à merveille pour notre affaire, regretta Jaqueta, mais pour demain, il ne faut pas y compter. Ganzúa attend la mort et, cette nuit, les camarades lui tiendront compagnie pour mener une dernière bombance et le soutenir dans ce moment critique, comme c’est la coutume en pareils cas. Le Mignon et Ramirez l’ont en grande affection, aussi pourrez-vous certainement les rencontrer là-bas.

— J’irai à la prison, dit Alatriste.

— Dans ce cas, saluez Ganzúa de ma part. Ce sont des occasions où les proches doivent être présents, et je serais allé volontiers veiller avec lui, si je n’étais dans cette situation…

Jaqueta m’examina avec beaucoup d’attention.

— Qui est le garçon ?

— Un ami.

— Un peu jeunet, ce me semble.

Le ruffian continuait de m’étudier avec curiosité, non sans s’arrêter sur la dague que je portais passée dans ma ceinture.

— Il est aussi de la partie ?

— Parfois.

— Jolie arme, pour expédier son monde.

— Et, tel que vous le voyez, il sait s’en servir.

— Le garnement est précoce.

La conversation se poursuivit sans rien apporter de neuf, de sorte que l’on se donna rendez-vous pour le lendemain, avec la promesse d’Alatriste que la justice serait avisée et que Jaqueta pourrait sortir de la cour sain et sauf. Là-dessus, nous nous séparâmes pour employer le reste de la journée à poursuivre notre recrutement, qui nous mena à La Heria et à Triana, puis à San Salvador, où le mulâtre Campuzano — un nègre gigantesque avec une épée qui ressemblait à un cimeterre — s’avéra du goût du capitaine. De sorte que, le soir venu, mon maître pouvait compter sur une demi-douzaine d’enrôlements sous sa bannière : Jaqueta, Sangonera, le mulâtre, un Murcien fort poilu et jouissant d’une grande réputation dans la grande truanderie, que l’on appelait Pencho Bullas, et deux anciens soldats des galères connus sous les noms d’Enriquez le Gaucher et d’Andresito aux Cinquante : ce dernier ainsi baptisé parce qu’il s’était fait tisser, un jour, un pourpoint à coups de fouet qu’il avait encaissés avec beaucoup de fermeté ; et, la même semaine, le sergent qui avait ordonné le châtiment avait été retrouvé fort proprement égorgé à la porte de la Boucherie, sans que personne ne puisse prouver — autre chose étant de le supposer — qui lui avait coupé la gorge.

Il manquait encore autant de paires de mains ; et pour compléter notre singulière et forte compagnie, Diego Alatriste décida de se rendre sans tarder à la prison royale pour assister Ganzúa. Mais cela, je le conterai par le menu, car soyez-en assurés, amis lecteurs, la prison de Séville mérite bien un chapitre à part.